Nicolas Sarkozy et la Libye : le désir d'une affaire d’État

Un grand journal du soir titre : «Le spectre d’une affaire d’État ». Les contempteurs de Nicolas Sarkozy en rêvent. Les journalistes investigateurs aussi. L’institution judiciaire est-elle animée par le même état d’esprit ? Telle est la question la plus importante.

 

La justice doit être indépendante. Soit. Mais la première indépendance des juges est celle qu’il sont capables de prendre vis-à-vis de leurs propres préjugés. J’espère que c’est le cas.

 

Les juges ont des pouvoirs pour faire respecter la loi. Ils les exercent. Soit. Mais ils doivent les exercer avec discernement. J’espère que c’est le cas. Ils doivent proportionner leurs actes aux strictes nécessités de l’enquête. J’espère que c’est le cas.

Ils doivent instruire à charge et à décharge. J’espère que c’est le cas. Ils doivent être les premiers à respecter dans leurs pensées mêmes la présomption d’innocence. J’espère que c’est le cas.

Ils ne doivent pas accuser sans preuve. J’espère que c’est le cas.

Ils ne doivent chercher ni à nuire à celui qui leur déplaît, ni à prendre une revanche sur quoi ou sur qui que ce soit, ni à faire un exemple. J’espère que c’est le cas.

Ils ne doivent pas céder à l’ivresse de la toute-puissance qui conduit à l’abus de pouvoir. J’espère que c’est le cas.

La séparation des pouvoirs et l’un des grands principes de la démocratie. Mais la séparation des pouvoirs n’est pas à sens unique, elle s’impose aussi aux juges. J’espère que c’est le cas.

Appliqués à ne pas commettre de faute professionnelle dans l’application de la loi et le respect de la procédure, les juges doivent tout autant s’appliquer à éviter la faute morale qu’ils commettraient en abîmant la vie d’un innocent, en détruisant sa réputation, sa famille… j’espère que c’est le cas.

Tout le monde se croit obligé de proclamer, comme une évidence, qu’un ancien Président de la République est un justiciable comme un autre. Mais si la loi est la même pour tous, aucun justiciable n’est identique à un autre. Dans l’État de droit, la justice est individualisée, Elle tient compte de l’état des personnes, de leur âge, de leur santé, de leur parcours, des circonstances… C’est pour cela qu’elle ne peut être rendue que par des juges et non par des machines ou des algorithmes. Nicolas Sarkozy n’a ni plus, ni moins de droits que les autres, mais sa situation d’ancien Président de la République n’est pas indifférente. D’abord parce qu’elle oblige les juges à distinguer ce qui relève du judiciaire et ce qui relève de la politique de la France et de la raison d’État. Ensuite parce qu’elle oblige aussi les juges à évaluer, avant de les prendre, les effets de leurs décisions sur la démocratie, sur les institutions, sur l’autorité de l’État. Enfin, elle devrait… j’espère que c’est le cas.

D’où vient alors ce doute que j’éprouve lorsque je regarde le spectacle judiciaire qui nous est donné à voir ces jours-ci et lorsque j’entends égrener les éléments à charge du dossier d’instruction puisque le secret de l’instruction semble ne plus exister et que s’il y avait d’autres éléments nous le saurions déjà. Paroles d’intermédiaire douteux, documents mystérieusement surgis du chaos libyen, témoins qui ont tout perdu dans la chute du régime du colonel Kadhafi et qui veulent se venger… Comment ne pas éprouver un léger malaise devant ces preuves? Comment ne pas ressentir devant ce qui est infligé humainement à Nicolas Sarkozy avec cette garde à vue, cette mise en examen et ce contrôle judiciaire? Les juges ont-ils vraiment le sentiment que tout cela soit indispensable à la manifestation de vérité ? J’espère au moins que c’est le cas.

Je l’espère, car sinon il faudrait prendre au sérieux le risque que courrait, bien au-delà de la personne de Nicolas Sarkozy, la société tout entière, notre démocratie et nos libertés. Car prendrait forme alors, sous nos yeux, le risque d’une justice devenant sa propre finalité, prête à sacrifier à son idéal purificateur tous ce qui fait une justice humaine. Risque qui en cacherait un autre : celui du procès judiciaire de la politique étrangère et de la raison d’État. Le procès politique de la politique étrangère est normal, légitime dans une démocratie. Le procès judiciaire de la politique étrangère ne l’est pas. Il reviendrait à dissoudre la responsabilité politique dans la responsabilité pénale, la démocratie dans le gouvernement des juges, ou dans tout autre forme de tyrannie, parce que dans les tyrannies il n’y a pas de responsabilité politique, il y a seulement des «procès de Moscou »… J’espère que ce ne sera pas le cas. Mais pour en finir avec cette suspicion, il y a qu’un seul remède : la possibilité de mettre réellement en jeu la responsabilité des juges autrement que devant leurs pairs.

 

Il faudra bien qu’un jour nous ayons ce débat.

 

Henri Guaino

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